III
IX
Du haut de la colline, ils aperçurent San Culebra del Porco[104] – allongé le long de la mer avec deux petits navires dans le port[105] – et la foule qui circulait le long des quais on la voyait d’ici. On fit une pause avant la descente. Les guides s’assirent et se turent sous leurs grands chapeaux. Jacques et Rubiadzan[106] – descendirent de cheval et fumèrent une cigarette.
Ils parlèrent un peu de ce qu’ils se proposaient de faire à San Culebra del Porco.
Ils jetèrent au loin les mégots et repartirent suivis de leur matériel convoyé sans conviction. Les chevaux glissaient, parfois à cause de la grande obliquité du chemin. Le soleil s’élevait tout gonflé, tout brûlant. Il y eut de plus en plus de poussière.
On atteignit la ville par les faubourgs comme ça se fait en général. Des enfants piaillèrent et des cailloux lancés frôlaient le nez des voyageurs. On dépassa le terminus d’un tramway où s’installaient avec virulence des nègres, des Chinois, des Indiens. Le wattman est accroupi par terre et mâche quelque chose.
Jacques et Rubiadzan devaient loger chez le consul, M. Stahl, M. Oliveiro Stahl, un consul qui représentait toutes les nations européennes, asiatiques, africaines et océaniennes et la plupart des américaines, un consul qui habitait une maison pourvue d’un étage et d’un balcon, une maison où il faisait aussi chaud que partout ailleurs malgré les ventilateurs.
La caravane, de six chevaux vrais, stoppa devant ce logis. Jacques et Rubiadzan entrèrent. Ils avaient de belles barbes tous deux à cause de ces six mois passés chez les Borgeiros à tourner leur documentaire pour la J. K. L. M. [107], société productrice de films. La servante mulâtresse admira les barbes surprise un peu tout de même cependant et leur expliqua par mimique adéquate que le patron ayant trop bu la nuit précédente dormait encore. Elle les fit entrer dans une pièce où un scribe à lunettes suait au-dessus d’un faux col dur et de paperasses à tamponner de cachets officiels. Il ne daigna leur parler.
Les guides s’étaient mis à l’ombre. Jacques ressortit pour leur faire décharger le matériel. Ils obéirent avec lenteur mais respect. Ils se rassirent. Jacques revint dans le bureau. Rubiadzan avait enlevé ses bottes et se livrait à des recherches entre ses doigts de pied pour y découvrir si des insectes n’y avaient point pondu d’œufs. Jacques lui offrit un coup de main que l’autre refusa ; alors un coup de rhum ? Il l’accepta. Jacques but aussi longue et large lampée. Il remit le flask[108] dans sa poche-revolver.
« Ce qu’on se fait chier ici », dit Rubiadzan en langue anglaise.
Il remit ses bottes.
« Et puis ce n’est pas une façon de nous recevoir », ajouta-t-il dans le même idiome.
Jacques haussa les épaules. Il s’assit et bourre une pipe. Rubiadzan siffle un air hot[109]. Le bureaucrate le regarde avec dégoût. Puis se repenche sur ses documents consulaires.
« Faut avoir tué père et mère pour vivre dans un bled pareil », dit Rubiadzan qui utilise pour s’exprimer les anglicismes voulus.
Il désigna discrètement l’employé :
« Vous croyez qu’il entrave l’engliche ? »
Jacques haussa les épaules. L’autre tamponna une pièce notariée avec un bloc de papier buvard.
« Lo comprendo mejor que lo hablo[110] », said the zombi in english.
Rubiadzan sortit un paquet de cigarettes et lui en tendit une.
« Gracias señor », el bàrbaro respondió.
Lequel frotte une allumette contre ses dents, lèvres retroussées. Elle s’enflamme et il met le feu ensuite à sa camel.
« Pas mal, dit Rubiadzan. J’en prends note.
— Vous buvez ? »
Jacques lui tend sa gourde de rhum. On la lui rendit à moitié vidée.
« Eh bien, dit Rubiadzan.
— Je suis el señor Estàbamos[111], said the zombi. Vous n’avez pas encore vu M Stahl ? “ Non.” Non ? En verdad, vous allez voir un fameux carejo (con) [112]. »
La porte s’ouvrant entra Stahl.
« Messieurs », dit-il en s’inclinant très bas.
Il s’avança tendant l main vers les explorateurs cinématographiques.
« Jacques L’Aumône. »
Mais son compagnon ne put se présenter. Il tombe par terre, la bouche ouverte, bavant. Il lance des coups de pied, se tord, râle. Que d’écume ! On croirait qu’il a bouffé du savon, du bon savon phocéen.
Les trois autres le regardent.
« Le paludisme ne lui vaut rien, dit Jacques.
— C’est ce qu’on appelle le haut mal ? preguntó Estàbamos.
— Exactement. »
Jacques dut s’occuper de son compagnon, le soigner ; de son matériel, le ranger ; de son hôte, lui causer ; de soi-même, lui faire faire la sieste.
Au crépuscule Rubiadzan complètement à plat ne se sentit pas d’humeur à sortir. Stahl emmena Jacques dîner dans un bon restaurant de l’endroit, Au Roy de France, fondé en 1692 par le bâtard d’un gentilhomme de fortune dont les descendants, mitigés de diverses façons, formaient race de cuisinier. Les gens bien de San Culebra del Porco appréciaient particulièrement cette hostellerie parce que les commodités, munies d’une seule demi-porte inférieure et placées dans la salle, permettaient à leurs usagers de continuer la conversation commencée à la table[113], ce qui dans les dîners d’affaires présente des avantages certains, et il se traitait des affaires à San Culebra del Porco.
Jacques et le consul s’assirent à une petite table et le garçon reçut leur commande de plats du cru : aloès sauce gibelotte, canaris en timbales Guyane, nids d’hirondelle, molle oseille, pâtisseries et gingembre, moka servi en tasses d’ambre. Vins : tokay, bourgogne de Californie, marc du Nicaragua, pipi du Sénégal. Après ce gueuleton au cours duquel il ne fut parlé que d’insignifiantes chimères, les deux hommes gagnèrent le Saint James Infirmary Bar[114]. La clientèle y était variée, mais galetteuse ; on y voyait des Chinois, des desperados, des commis voyageurs ; on y buvait du visqui, principalement. Il y avait aussi des femmes, là. Un pianiste jouait, style chicago, accompagné d’un trompette qui ne manquait pas de classe quoique un peu trop armstrongien pour être vraiment personnel.
Les ventilateurs marchaient à plein rendement. Le consul et Jacques s’assirent sur une banquette de rotin réfrigérée ; un garçon en veste de chantoung blanc s’approcha d’eux et prit note de la commande. On leur apporta subséquemment des gin-fizz. Sur la piste, cinq à six couples dansaient. Il y avait là quelques femmes assez belles.
Stahl, ayant bu, se mit à s’intéresser à la personnalité de son hôte. Jusqu’alors il ne racontait à celui-ci que des choses le concernant, lui, le consul de tous pays à San Culebra del Porco. Il lui narrait les phases de sa vérole, de son paludisme, de ses coliques hépatiques, de son cafard, de son alcoolisme, de son esseulement, de sa fièvre jaune, de ses blennorragies, de sa désespérance, maintenant il questionnait. Il demandait quels seraient les résultats de cette expédition. Un film. Sans doute. Un docu sur les Borgeiros, Indiens tout spécialement sauvages. Et ça s’était bien passé le voyage. Ma foi les ennuis habituels. Sans parler des crocodiles, des tigres et des jaguars, il y avait eu les moustiques, la fièvre jaune, le vomito negro[115], les flèches au curare, sans parler de l’absence de femmes créant un climat favorable à la disparition des maladies vénériennes, certes, mais enfin, tout de même, sans parler de l’absence de femmes. Stahl comprenait ça. On va en inviter deux. Il appela le garçon en veste de chantoung blanc, lui notifia son désir express de voir s’amener deux autres drinks et le pria de prier deux agréables personnes seules à venir à leur table. Les filles s’avancèrent deux grandes filles, drôlement bien balancées avec simplement leur peau et une robe dessus. Elles s’assirent et il fallut apporter d’autres boissons. Comme l’orchestre se remettait au travail, elles dirent qu’on pourrait peut-être danser, mais ça ne disait rien aux deux hommes, les autres se mirent à fumer et bavardèrent entre elles.
Stahl reprit la conversation interrompue. On ne pouvait donc (donc) vivre dans un pays perdu comme celui-ci et pourtant il y vivait bien. Pourquoi cela ? Comment cela ? Il était là parce qu’il le voulait bien. Vouloir, un mot. Il était là parce que. Bref, une histoire triste à la source. Une histoire de femme. On ne peut pas vivre dans un pays perdu comme celui-ci, dit Stahl, et pourtant il y vit bien. On se demande pourquoi. On voit tous ces types, ces Européens qui vivent à San Culebra del Porco et on se demande comment ils peuvent vivre à San Culebra del Porco avec les fièvres, les moustiques, le soleil tatoué, l’épouvantable emmerdement de cette vie tropicale, moite et succédanée. Lui Stahl il était là parce qu’il voulait bien, enfin, vouloir, c’est un mot, et parce que, c’est un autre mot. On ne peut pas vivre dans un pays comme ça sans une raison tout de même, et la raison pour lui c’est une femme. Et vous ? Ne répondez pas. C’est toujours comme ça. C’est toujours la même cause, toujours la même raison. Une histoire triste. Une histoire de femme. Une histoire triste de femme. Ah les femmes, monsieur.
Venir à San Culebra del Porco pour s’entendre dire ça.
« Vous aussi n’est-ce pas, allons avouez-le.
— C’est exact. Moi aussi.
— Une femme qui vous a trompé ?
— Non. Que j’aimais et qui ne m’aimait pas.
— Ah là là c’est bien ce que je disais. Quelle vie. Toujours la même histoire. Toujours le même tabac. Ça ne vous fatigue pas à la fin de souffrir tout le temps à cause des femmes ?
— Eh oui, soupira Jacques.
— Et tout ça d’une banalité.
— Et les femmes, demanda Jacques, les femmes qui sont ici, est-ce à cause d’un homme qu’elles sont ici ?
— Je m’en fous, dit Stahl.
— On danse ? demanda l’une d’elles.
— Moi pas », dit Stahl.
Jacques se leva. La fille qu’il avait choisie lui sourit et ils fuitèrent en glissant sur la piste vernie.
« J’ai entendu votre conversation avec Stahl, dit la poule. Quel vieux con.
— Pourquoi donc ?
— C’est bien beau l’amour même quand ça fait souffrir.
— Vous pensez ça vraiment ?
— Non, pas du tout. Je disais ça simplement pour dire que Stahl est un vieux con.
— Je vois.
— Non mais dites-moi sans blague après tout qu’est – ce qu’il y a de plus intéressant que les histoires de femmes pour les hommes et que les histoires d’hommes pour les femmes.
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Je viens de passer six mois dans la forêt vierge à filmer des Borgeiros, Indiens particulièrement sauvages comme vous ne l’ignorez pas.
— Faut avoir tué père et mère pour faire des trucs comme ça.
— Exactement. Faut en avoir gros sur la patate.
— À cause d’une femme.
— Exactement. C’est ce que l’autre trouve banal. Je n’y peux rien.
— Tu l’aimais ?
— Paraît.
— Vache avec toi ? Coquette ? Conne ?
— Peux pas dire.
— Elle t’a trompé ? T’a méprisé ? T’a délaissé ?
— Sais plus.
— Pauv vieux. »
De l’ongle de l’index, elle lui chatouille le creux de la main. La musique cessa. Ils regagnèrent leur table.
« Alors, demanda Stahl. Ça gaze ?
— Merci », dit Jacques.
Stahl et sa compagne reprirent une discussion sévère à propos de drogue. Les deux autres continuèrent leurs gentillesses.
« C’était le grand amour alors.
— Il semble, dit Jacques. Mais de ma part seulement.
— Je vois.
— Une amie d’enfance.
— En plus ?
— En plus. »
Elle soupira.
« Qu’est-ce que tu veux y faire. Tu auras beau aller jusqu’à San Culebra del Porco, tu n’y pourras rien.
— C’est bien ce que je constate. »
Le drummer[116] saupoudra sa caisse et il se fit du silence. Le manager annonce une attraction. La musique reprend et une douzaine de girls de peau foncée et d’allure belle vinrent inscrire dans le cercle de la piste le dodécagone de leurs fesses musclées. Elles étaient vêtues de suroîts de pêcheurs bretons ce qui en ce lieu, en ce local faisait turellement prodigieusement exotique. Tandis que leurs frémissements se calmaient apparut une treizième ballerine porteuse d’un lourd cageot qu’elle déposa sur une table ad hoc. Un vieux monsieur la suivait : gilet rouge, monocle à l’œil et canne sous le bras.
Jacques regardait tout cela d’un œil creux.
« Tu penses toujours à elle ? lui chuchote et demande sa confidente.
— À elle ? Oui.
— Comment qu’elle s’appelait ?
— Dominique.
— Joli comme nom.
— Et toi, tu t’appelles ?
— Lulu Doumer. »
La musique signifia d’avoir à la boucler. Le vieux monsieur ouvrit la caisse d’osier d’où il vide un homard de bonne taille, lequel tapote péniblement le vernis de son sol de ses multiples pattes maladroites[117]. Une nouvelle roucoulade de l’orchestre indiqua l’arrivée d’un fait nouveau en l’occurrence un Indien Borgeiro habillé en marin on ne sait pourquoi et d’aspect considérablement barbare, à part ça. Après quelques bonds de droite et de gauche très chiqués le Borgeiro se précipita sur la bête et l’ayant habilement saisie lui sectionna le bout de la queue qu’il se mit à broyer grâce à une dentition particulièrement d’attaque. Une nouvelle prise lui permet de bouffer une pince. La victime continue à tapoter péniblement le vernis de son sol de ses multiples pattes maladroites.
« Il va le manger tout cru, dit Lulu Doumer.
— Tu as déjà vu cette attraction ?
— Non, c’est la première fois.
— Curieux, n’est-ce pas », dit Stahl.
L’orchestre joue du classique. Le Borgeiro en met un coup, il ne reste bientôt plus que la tête du crustacé à déglutir. Quelque peu handicapée, la tête gît sur la table en agitant des bouts d’antennes déjà grignotées.
« C’est un peu long, dit Lulu Doumer, on s’en lasse.
— Le plus dur est fait », dit Stahl.
Effectivement au bout de dix minutes le Borgeiro a boulotté le reste, carapace et tout. La salle applaudit.
« Après tout on mange bien les huîtres vivantes[118], dit Stahl.
— Quand même, dit Lulu Doumer, faut venir ici pour voir ça. Quelle chaleur.
— Évidemment, dit Jacques, avec une température pareille il suffirait que le homard soit un tant soit peu faisandé pour que le type crève en dégueulant. »
Après l’exit des girls l’orchestre reprend et Jacques repart sur la piste avec Lulu Doumer.
« Alors on est d’accord ? demande Jacques.
— Oui. D’ailleurs tu me plais. »
Ils circulent un peu.
« Tu es de Paris ? demande Lulu Doumer.
— À peu près. De la banlieue. Ce que ça paraît loin la banlieue de Paris vue d’ici.
— Quelle banlieue ?
— Ouest. Rueil.
— Sans blague ? Je connais Rueil. La Malmaison. Le bois de Saint-Cucufa.
— Marrant. Tu connais Rueil.
— Marrant. »
Ils circulent un peu.
« On aurait pu se rencontrer à Rueil, dit Lulu Doumer. En quelle année tu y étais ? »
Jacques calcule.
« On aurait pu se rencontrer », dit Lulu Doumer.
Ils circulent un peu.
« Tiens, dit Lulu Doumer, à Rueil tu as peut-être connu des Cigales ? Le poète.
— Naturellement. Je pense bien. Des Cigales. Mais comment donc. Le poète.
— Un type hein.
— Surtout à Rueil. Fallait pas grand-chose pour les épater les gens de Rueil.
— Il paraît que c’est un grand poète.
— Méconnu. Mais ce sont des choses qui changent.
— Un grand malade par-dessus l’marché. Tu l’as déjà vu piquer une crise ? Un spectacle.
— Oui. Mais je l’ai presque guéri. Quand j’étais ingénieur-vétérinaire.
— Tant mieux pour l’animal.
— Et mes parents tu ne les as pas connus mes parents ? L’Aumône. La manufacture de bonneterie. “Non.” Tu es née à Rueil ? “Non.” Qu’est-ce que tu y faisais à Rueil ?
— Boniche. Depuis je me suis lancée. Comme tu vois.
— Quand même : San Culebra del Porco c’est pas le rêve pour une gentille fille comme toi.
— J’étais partie du pied droit mais je me suis un peu gourée de route en chemin.
— Faut rétablir ça.
— Difficile.
— Qu’est-ce que tu dirais alors si tu étais à ma place.
— Mais tu n’as pas l’air d’avoir rétabli ça non plus.
— Non bien sûr. »
L’orchestre a fini. À la table de Stahl il y a foule maintenant : l’homme au gilet rouge et son Indien Borgeiro et d’autre part Rubiadzan remis de sa crise et gorgé de visqui. On jacte ferme. Jacques et Lulu Doumer s’assoient.
« Et vous vous en avez eu des poux ? » leur demande-t-on.
Turellement, qu’ils répondent.
« J’en ai même élevé, dit Jacques. Je voulais en obtenir des très grands, des très gros et des très forts. Avant de faire du cinéma je me suis occupé de zootechnie.
— C’est intéressant ça, dit l’homme au gilet rouge en se penchant vers Jacques.
— Très curieux », ajoute l’Indien Borgeiro qui parle français aussi bien que le père et la mère Berlitz eux-mêmes[119].
Jacques examine la physionomie de ces deux zèbres.
« Alors ces poux géants ? »
C’est l’homme au gilet rouge qui insiste.
« Je n’ai pas eu le temps », dit Jacques.
L’Indien Borgeiro prend un air aussi déçu que son maître.
« J’ai tout lâché pour suivre une troupe de comédiens ambulants, dit Jacques.
— À cause d’une femme, dit Stahl.
— Turellement.
— Pas la même que tout à l’heure ? demande Lulu Doumer.
— Non. Sa sœur.
— Encore une amie d’enfance !
— Exact. »
Rubiadzan regarde Lulu Doumer il la trouve très très bien.
« C’est comme moi, dit l’homme au gilet rouge. J’étais vicaire depuis dix ans à Saint-Bren-les-Colombins lorsque passa un cirque. Je suis tombé amoureux de l’écuyère. Le soir de la représentation je me mis en civil et pris une place au premier rang pour contempler cette femme. Naturellement tout le monde me reconnut.
— Fallait être culotté », dit l’Indien Borgeiro.
L’Indien Borgeiro a entendu cent fois cette histoire depuis le temps où il était garçon de café au Petit-Cardinal mais cette réflexion fait partie en quelque sorte de leur numéro alors il la sert aussi bien à San Culebra del Porco qu’à Macao, Saumur ou Algésiras.
Jacques lui bronche pas. Il a pas envie de cette reconnaissance-là. Il se penche vers Rubiadzan et lui coule dans l’oreille :
« Si tu continues à regarder cette fille comme ça je te casse la gueule. »
L’homme au gilet rouge continuait : « Je rejoignis le cirque quinze jours plus tard et m’y fis engager comme cloune. J’avais un beau talent de cloune, sans le savoir. Quant à l’écuyère, quelle belle garce. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. »
Jacques se penche de nouveau vers Rubiadzan. « Dis donc tordu, lui prononce-t-il en anglais, if you take one more peak at my doll I break your neck. »
Mais Rubiadzan qui s’est rétamé le moral à coups de visqui ne prend pas cette menace en considération. Il continue à reluquer Lulu Doumer.
« Comment ça vous est venu ce talent », demandait Stahl à l’Indien Borgeiro.
Alors Rubiadzan reçoit
« Déjà quand j’étais garçon de café, répond l’Indien Borgeiro, j’épatais les clients »
en pleine pêche
« en croquant des pattes de homard, des coquilles d’escargots et même de marennes. Les portugaises, j’ai jamais pu. »
un formidable
« Même qu’un jeune homme bien instruit qui venait souvent déjeuner là me comparait à vé-hache[120], vous savez : le poète. »
marron.
Il s’écroule. On le relève. On lui éponge le blair. Alors il se met à pleurnicher.
’Lzétaient deux vieux copains six mois ensemble qu’ils avaient vécu dans la forêt vierge parmi les Indiens Borgeiros qui sont particulièrement sauvages et puis voilà pour une femme c’est fini leur vieille amitié,’lzétaient deux vieux copains six mois ensemble qu’ils avaient vécu dans la forêt vierge parmi les
« Change de disque, dit Lulu Doumer. Et puis j’apprécie pas ce genre-là.
— On s’en va ? » propose Jacques.
Ils sortent ensemble.
X
Les fossoyeurs[121] se mirent à semer de la terre sur le cercueil descendu, la neige tombait avec jusque au fond du trou et la bière se constellait de taches blanches. Des Cigales verse un dernier sanglot, L’Aumône et Offroir l’arrachent à ce spectacle, des Cigales éponge ses larmes, ils sortent lentement du cimetière. Des tourbillons les enveloppent, la voiture de L’Aumône est déjà toute recouverte. Près d’eux le mont Valérien gèle sa bosse dans un ciel de plomb. On n’entend rien. Les trois hommes montent dans la voiture de L’Aumône.
« Quel temps, dit Offroir.
— Vous allez venir passer la fin de la journée chez moi, dit L’Aumône à des Cigales. Vous resterez dîner.
— J’accepte volontiers, dit des Cigales. L’Aumône, vous avez une âme sensible, bien que vous ne soyez pas poète.
— Je suis votre ami, des Cigales, dit L’Aumône.
— J’ai un de ces cafards, dit des Cigales. Je vous fiche mon billet que je n’ai pas envie d’écrire de poèmes en ce moment. Ah merde alors, penser qu’elle va pourrir comme une charogne ça me fout le cœur à l’envers. Et pour tout le monde c’est pareil, ah merde, merde, merde.
— Allons calmez-vous, des Cigales », dit L’Aumône.
Il avait fini par mettre la voiture en marche, les essuie-glaces balayaient doucement les flocons, on avançait silencieusement.
« On dit ça : du calme, du calme. N’empêche qu’il n’y a rien à faire. Ah, c’est épouvantable.
— Hélas, dit Offroir que maints deuils avaient touché.
— Ah je vous fous mon billet que je n’ai pas envie d’écrire des poèmes en rentrant. Quelle vie, quelle vie.
— On oublie », dit Offroir.
Des Cigales se tourna vers lui :
« Vous croyez ?
— Hélas », dit Offroir.
Arrivés au rond-point des Bergères ils tournèrent à gauche et remontèrent l’avenue Georges-Clemenceau.
« Après tout, dit L’Aumône, elle n’était plus votre femme depuis des années. Ça devrait vous consoler un peu.
— C’est bien ça justement que je ne peux pas avaler. »
Ils se turent jusqu’à la place de la Boule. Bientôt ils seraient dans Rueil.
« Et dire, s’écria des Cigales, et dire que les vers des tombeaux sont en train déjà de la dévorer !
— N’exagérons rien, dit Offroir.
— Comment ça ?
— Mme des Cigales ayant été inhumée en hiver et dans une bière hermétiquement close, il est infiniment probable qu’aucune larve d’insecte n’éclora sur son corps qui se décomposera lentement suivant les processus d’une fermentation naturelle et tombera de cette façon finalement en poussière sans avoir été la proie des travailleurs de la mort[122] comme nous autres entomologues appelons d’une façon imagée et presque poétique ces modestes articulés dont la tâche, éminemment utile, consiste à faire disparaître les cadavres demeurés à l’air libre dans nos contrées, d’animaux principalement puisque ceux des humains sont en règle générale inhumés comme hélas nous venons d’en voir un exemple touchant. »
Des Cigales étouffe un spasme.
« Ça, ça me requinque un peu, cette idée qu’elle se desséchera petit à petit, qu’elle finira par de la poudre. Merci, Offroir.
— Voilà les bons côtés de la science, dit L’Aumône un peu jaloux.
— Et, demanda des Cigales, qu’est-ce que c’est au juste que les asticots funéraires ?
— Je connais un peu la question, dit Offroir, l’ayant étudiée avec le savant docteur Mégnin[123]. Ce sont bien en effet, tout au moins durant les premiers temps de la putréfaction, des asticots puisqu’il s’agit de larves de diptères, notamment de Calliphora vomitoria qui n’est autre que la grosse mouche bleue, de Curtonevra stabulans aux mœurs rurales, de Phora atterrima et d’Ophyra cadaverica lesquelles n’apparaissent que lorsque la fermentation ammoniacale succède aux fermentations butyrique et caséique.
— C’est gai, dit L’Aumône.
— N’oublions pas Rhizophagus parallelocollis qui est un coléoptère et Philantus ebeninus qui est un staphylinide. Remarquons en passant que les Phoras préfèrent les cadavres maigres et les Rhizophages les gras.
— C’est vraiment étonnant, dit L’Aumône, que ces petites bêtes aient des préférences, tout comme les gens.
— Chacun ses goûts, dit des Cigales, mais tout de même ce n’est pas parce que je me délecte avec le gras du jambon pour que vous ayez le droit de me comparer à ces Machinphages.
— Rhizophages », dit Offroir[124].
Ils étaient arrivés devant la bonneterie.
« Venez donc prendre un verre avec nous, dit L’Aumône à l’herboriste. Ça vous réchauffera.
— Non merci. Mon commerce m’appelle. »
On n’insista pas.
Mme L’Aumône sortit de son stock quelques phrases émues. Des Cigales remercia. Il y avait un bon feu de bois dans la cheminée. Le ponche flamba.
« Il est calé cet Offroir, dit des Cigales. Moi les sciences naturelles je ne les ai jamais potassées. C’est un tort d’ailleurs car il me semble maintenant qu’il pourrait bien en émaner quelque poésie d’une saveur toute particulière.
— Vous allez écrire une poésie sur la mort de cette pauvre Mme des Cigales, monsieur des Cigales ? demanda Mme L’Aumône qui tricotait une paire de chaussettes pour son mari car elle n’appréciait pas le tout-fait.
— Non, madame, les grandes douleurs sont muettes.
— Eh bien moi quand je me brûle je ne suis pas muette, j’en pousse des “ouille ! !”.
— Voyons, minouchette, dit L’Aumône, on ne peut pas comparer.
— Non madame, reprit des Cigales, quoique l’amour que j’ai eu pour elle et les déceptions qui en résultèrent pour moi m’aient inspiré quelques-unes de mes meilleures œuvres je dois vous avouer qu’une grande pudeur m’interdit d’utiliser à des fins esthétiques le douloureux événement qui m’accable en ce jour.
— Ça signifie que vous n’en écrirez pas, demanda Mme L’Aumône.
— C’est ce qu’il t’a expliqué, dit L’Aumône.
— Les poètes sont d’humeur capricieuse, dit Mme L’Aumône.
— C’est ça la poésie, dit des Cigales.
— Si l’on faisait un jacquet, proposa L’Aumône.
— Pourquoi pas ? dit des Cigales. Ça nous changera les idées. »
L’Aumône alla chercher la boîte et l’on n’entendit plus que les dés roulant et les disques s’empilant et de temps à autre une réflexion inspirée par le jeu ou bien la voix d’une auto dans la nuit neigeuse. Lorsqu’il fut 7 heures Mme L’Aumône se lève et dit : nous allons dîner. Les deux hommes terminèrent la partie et l’on s’installe. La bonne apporta la soupière, alors on entendit sonner à la porte.
« Tiens, dit tout le monde, qu’est-ce que ça peut bien être. »
On n’attendait personne. La bonne alla voir. Mme L’Aumône commence à verser le potage. Mais elle interrompt cette besogne et louche en l’air tend la peau du tympan car il se passe quelque chose. On entend des voix. Il se passe quelque chose mais qu’est-ce qui peut bien se passer ?
La bonne entre affolée :
« C’est une dame qui se dit Mme L’Aumône et un petit garçon qui »
Mais voilà le petit garçon. Il a un capuchon encore saupoudré de neige, il a six ans peut-être, il a des gros souliers tout boueux. Il se précipite sur des Cigales en criant « bonjour grand-père », il l’embrasse puis court sur Mme L’Aumône en clamant « bonjour grand-mère ! ». L’erreur qu’il a commise dans l’identification de son aïeul n’aide pas à éclaircir la situation. Mais voici la dame. Elle a un de ces galures[125] ; et un misérable imperméable. Elle n’est pas moins enneigée que le gosse.
« Je suis votre fille ! » s’écrie-t-elle.
Et montrant le marmot :
« Et voilà votre petit-fils ! »
Elle enlève sa gabardine et la tend à la bonne.
« Michou ! viens que je te déshabille. Eh bien ! tu en as fait du dégât avec tes pieds sales ! Heureusement qu’il y a des chaussons dans la valise. »
À la bonne :
« Allez me chercher ma valise. »
La bonne y court.
Enfin parle L’Aumône :
« Je voudrais savoir, madame…
— Nous en avons eu du mal à trouver la maison. Michou, chauffe-toi les pieds. Regarde le beau feu qu’il y a. Avec cette nuit et cette neige j’ai cru qu’on ne trouverait jamais.
— Madame…
— Eh bien quoi ? Vous ne devinez pas qui je suis ? Vous n’allez pas me dire que vous ne connaissez pas mon existence ? Allons donc !
— C’est donc vous, dit Mme L’Aumône paisiblement.
— Lequel des deux qu’est grand-père ? demanda Michou.
— C’est moi mon petit lapin, dit L’Aumône.
— Il est gentil ce petit, dit des Cigales.
— Vous dînerez bien avec nous, dit Mme L’Aumône.
— Il ne s’agit pas seulement de dîner, dit Suzanne. Je viens vous demander l’hospitalité.
— Dînons toujours, dit Mme L’Aumône. Le potage refroidit. »
Il n’était pas difficile d’ajouter deux couverts.
« J’aime pas la soupe, dit Michou.
— Ne commence pas à nous faire suer, dit Suzanne.
— On ne va pas l’obliger à manger de la soupe s’il ne l’aime pas, dit L’Aumône. N’est-ce pas mon petit ?
— Oui grand-père. Grand-père est un bon zigue.
— Si c’est comme ça que vous allez l’élever, dit Suzanne.
— Il faut laisser un peu de liberté aux enfants, dit des Cigales.
— Vous êtes de la famille ? demanda Suzanne en le toisant. Nous n’avons pas encore été présentés, ajouta-t-elle plus aimablement.
— M. Louis-Philippe des Cigales est poète, dit L’Aumône.
— Ah c’est vous des Cigales. Jacques m’a souvent parlé de vous. Ça vous a réussi le médicament qu’il vous a envoyé ?
— Je suis très superstitieux. Si je dis qu’un médicament me réussit ensuite il ne me fait plus aucun effet.
— Je vous comprends. Jacques il avait aussi des manies comme ça. J’en avais du mal à savoir ce qu’il fabriquait. Il prétendait que s’il le racontait ça ferait tout rater.
— Il était déjà comme ça étant petit, dit Mme L’Aumône : un peu cachottier.
— C’est pas tant qu’il était cachottier, dit Suzanne, mais il était pas très confiant confiant.
— Je veux la gousse d’ail, dit Michou parce qu’on apportait le gigot.
— Tu l’auras mon petit lapin, dit L’Aumône.
— Il avait confiance en moi quand il était petit, dit Mme L’Aumône. Il me disait : tu verras, maman, je deviendrai professeur, et il m’expliquait comment, ou bien médecin, et il m’expliquait comment. C’est quand il a eu dans les treize ans qu’il a cessé de me raconter ce qui lui passait par la tête.
— J’aurais voulu qu’il prenne ma succession ici, dit L’Aumône, mais il voulait devenir médecin parasitologue pour étudier les poux entre autres.
— Hi hi, fit Michou. Les poux.
— Comment t’appelles-tu mon petit chou, demanda L’Aumône.
— Michel, dit Suzanne.
— Michou, dit Michou.
— Et quel âge as-tu mon succulent, demanda des Cigales.
— Six ans. Pourquoi as-tu cette grande cravate, monsieur.
— Il est charmant, dit L’Aumône.
— Il est peint sur le vif, dit des Cigales.
— Il travaille bien à l’école ? demanda Mme L’Aumône.
— Pas mal, dit Suzanne, mais il a attrapé des poux.
— Ah voilà, dit L’Aumône.
— Grand-père, dit Michou, je veux une autre gousse d’ail.
— C’est un petit gars dans le genre de Henri IV, dit des Cigales.
— Ne vous laissez pas faire, dit Suzanne.
— Je n’arrive plus à me souvenir si Jacques aimait l’ail, dit L’Aumône.
— C’est bien de la bonneterie que vous fabriquez, monsieur L’Aumône ? demanda Suzanne.
— Oui madame, dit L’Aumône.
— Le petit aurait besoin de flanelles et de chaussettes, dit Suzanne.
— Et d’une trottinette, dit Michou.
— Ce qu’il peut être drôle ce gamin, s’exclama des Cigales.
— Tu l’auras va, dit L’Aumône.
— Et une auto à pédales aussi je voudrais bien, dit Michou.
— Je t’emmènerai dans la mienne, dit L’Aumône, une grande, une vraie.
— Dis donc maman, c’est chouette, grand-père a une auto.
— Tu es content hein mon petit sabot », dit Mme L’Aumône.
Tant et si bien qu’on finit de dîner.
Des Cigales plein de tact voulut à toute force se retirer. L’Aumône tint absolument à le raccompagner. Pendant ce temps Mme L’Aumône montra sa chambre à Suzanne. On y installe un petit lit et l’on y couche Michou non sans mal ni protestations. Les deux femmes redescendent devant le feu.
L’Aumône rentre. On l’a entendu taper des pieds pour faire tomber la neige. Il s’arrête dans le couloir pour se déchausser et mettre des pantoufles. Il s’assoit entre les deux femmes.
« Alors ma fille », dit-il.
Suzanne leva le nez.
« Nous attendons que vous nous racontiez votre histoire (passé) et que vous nous mettiez au courant de vos intentions (futur). Pour le moment (présent) vous êtes ici chez nous s’il est bien vrai que vous êtes l’épouse de notre fils.
— Je suis née, dit Suzanne, il y a entre vingt et trente ans de ça dans un petit village du haut Quercy. Mes parents étaient métayers, leur ferme qui était bien sale appartenait au comte de Vigenève. Dès que j’eus atteint l’âge de cinq ans personne ne put plus douter que j’étais sa fille et que ma mère femme d’une petite taille avait fauté avec notre aristocrate patron. Mon père qui n’était guère grand fit mine de rien car il craignait les baffes de son épouse, qu’elle donnait fortes, et de perdre sa place. Mais, tout cela ne le conduisit pas à me beaucoup aimer. Aussi n’avais-je encore que six ans lorsqu’il tenta pour la première fois de me violer. Heureusement qu’un valet survint et mon père dut reboutonner sa culotte en grommelant des propos peu aimables pour le bonguieu. Le valet s’appelait Théodulphe et ce fut lui qui me dépucela trois semaines plus tard malgré moi bien entendu. Déjà je n’avais que peu de goût pour la vie des champs. On me fit aller à l’école à six kilomètres de là. Qu’est-ce qu’on ne se mettait pas comme pâtées avec les garçons. -Quand je fus un peu plus grande ils s’associaient à cinq ou six pour me tâter la poitrine et voir ma conformation naturelle. Quant à mon papa, je parle du faux, il me coursait tout le temps dans le noir pour que je l’aide à commettre l’inceste de sa vie, qui n’en eût pas été un d’ailleurs, puisqu’il n’était pas mon père, lequel, au fait, entre-temps, était mort d’un accident de chasse. Pas besoin de vous dire que mon papa, le faux, y était pour quelque chose, la vache.
Il s’appelait Bordieu le mari de maman j’allais oublier de vous le dire et moi je m’appelle Suzanne Bordieu. À quatorze ans j’en avais absolument marre de la ferme Bordieu. À trois kilomètres de chez nous il y avait une mine de wolfram où travaillaient surtout des Nord-Africains logés dans des baraquements. Mon idéal ç’aurait été d’être serveuse dans le bistrot qui se trouvait là : on y faisait ronfler un phono à longueur de journées, on y fabriquait du cousscouss, connaissez ça ?
— Non, dirent les vieux parents.
— On y buvait sec du vin blanc de telle sorte que souvent ils sortaient couteaux et rasoirs et alors ça valsait les estafilades. On comptait en moyenne deux égorgés par semaine. Un jour que le père Bordieu s’était montré particulièrement sale lubrique et stimulé je fis ma valise dans laquelle je mis ma paire de bas de soie mon porte-jarretelles et mon coton hydrophile et disant adieu à ces murs morveux et fermentés qui m’avaient si souvent vue en proie aux satyres je pris mon vol vers d’autres civilisations un peu plus civilisées. Inutile de vous dire que le patron du bistrot ne voulut rien savoir et me mit à la porte : il avait trop peur du père Bordieu. Qu’allais-je devenir ? Un des Nord-Africains qui avait une moto me dit : “Toi mignonne pitite” ce que j’étais sans trop me vanter et proposa de m’emmener à la ville voisine : j’acceptai. Je grimpe donc sur sa machine et en route. C’est épatant vous savez la moto.
— Nous n’en avons jamais fait, dirent les vieux parents.
— La nuit tombait, les étoiles s’allumaient une par une. On filait à toute pompe à travers le crépuscule sur la nationale 308 B. Quel voyage. Quel souvenir. L’Arabe qui s’appelait bou Amou ben Tobler me mena dans le petit hôtel où il habitait car étant un peu plus aux as que les autres il avait plaqué les baraquements. “Toi coucher dans chambre à moi” me dit-il “et moi coucher dans chambre à copain à moi bou Addou ben Suchard[126].” Ce qu’il fit. Qu’est-ce que vous en pensez ? Si ce n’est pas ça ce qu’on appelle un gentleman je veux bien qu’on coupe les machines au père Bordieu qui méritent d’être coupées de toute façon d’ailleurs.
— Ce fils du désert se conduisit de noble façon, dirent les vieux parents.
— Tu parles, mais minute. Au bout de huit jours de vie paisible et chaste du moins en ce qui me concerne car pour les deux copains je ne veux même pas vous suggérer ce qu’ils pouvaient fabriquer entre eux…
— Oh vous ne nous suggérez rien, dirent les vieux parents.
— Au bout de huit jours donc bien agréables on allait ensemble au cinéma ou au café sans s’en faire au bout de huit jours par conséquent les deux bicots un matin viennent toquer à la porte de ma chambre je demande kixé et les voilà qui entrent. Bien habillés tous les deux c’était dimanche ils me disent : “Nous avoir sacré foutu béguin pour toi, pitite poulette, toi choisir entre nous deux.” Y avait rien à dire, c’était régulier, pas vrai ? Naturellement je choisis ben Tobler qui avait été si correct avec moi il faut bien qu’il y ait une justice mais au bout d’un mois environ plus ou moins il me perdit au jeu et je devins alors la maîtresse de ben Suchard pas pour bien longtemps car il trouva son maître et moi aussi en la personne de Tanaïsky dont le père fut russe blanc et la mère moricaude. Ce beau garçon quoique simple mineur était au mieux on se demande pour quelles raisons avec l’un des principaux personnages de cette petite ville un nommé Baponot qui fabriquait de l’engrais pour les cochons et de la pâtée pour les poules. Tanaïsky me fit entrer comme bonne chez Baponot pour quelles raisons on se demande car ce contribuable ne songea même jamais à me tâter le croupion.
— Vous êtes une petite rigolote, dirent les vieux parents.
— Ce que j’ai à vous raconter maintenant n’a rien de drôle car un beau matin vous me croirez si vous voulez on trouva Tanaïsky tanaïsqué. Il se refroidissait dans le brouillard de l’aube, truffé réglementairement de six balles de revolver. J’en étais bien débarrassée, M. Baponot aussi, car je dois vous dire qu’il, le Tanaïsky, était très insupportable. Comme conclusion de cet épisode Baponot m’orna la paume de la main d’un billet de mille et me pria de disparaître, ordre que j’exécutai prompto en prenant le train pour Paris où j’arrivai quatre heures après conformément à l’horaire. Je n’ai pas fait trois pas sur l’asphalte de la grand-ville qu’un jeune barbeau[127] me propose de me défendre contre les atteintes du sort et des polices et à l’occasion soutenir mon courage dans la dure lutte pour la vie, qui est celle des habitants des capitales européennes. Je refuse en termes verts qui étonnent le citoyen, comme il m’injurie je le menace de mon riflard et vive l’indépendance !
— Vous aviez bien raison ma fille, dirent les vieux parents.
— Je vais coucher chez une copine démerdarde qui dès le lendemain me trouve une place. Je passe rapidement sur les différents bistrots où les circonstances me conduisirent à opérer. Le dernier fut le Petit-Cardinal qui avait pour patron les Duseuil. J’y étais depuis environ six mois, on n’avait pas une clientèle bien passionnante, du boutiquier du quartier, de l’employé, du facteur, pas grand-chose d’intéressant, quand un jeune étudiant pas mal du tout de sa personne, vous avez déjà reconnu Jacques,
— C’est vrai que c’est un beau garçon, dirent les vieux parents.
— prit l’habitude de venir pour le petit déjeuner tous les matins. Il aimait les chevaux, le patron aussi, bref ils en causaient, et avec le Tonton il parlait un peu de tout, arts, sciences, philosophie. Le Tonton c’était l’oncle de Mme Duseuil un curé défroqué qui avait tout plaqué pour une écuyère de cirque. Je ne sais comment ça se fit mais un jour Duseuil invite Jacques à sa table et il en vint ainsi à prendre pension au Petit-Cardinal où la croûte n’était pas mauvaise faut bien le dire. Il mangeait avec nous, nous c’est-à-dire les deux patrons, le Tonton, moi et le garçon, le garçon il y en a eu plusieurs : Alfred, Théodore, Jean, Horace, j’en oublie peut-être ça ne fait rien. À se voir comme ça tous les jours on a fini par se plaire Jacques et moi et il est arrivé ce qui arrive assez fréquemment dans ces cas-là : on s’est conjointé, mais on ne pensait pas bien précisément au mariage, faut nous excuser : la jeunesse.
— On commence à comprendre, dirent les vieux parents, mais on y a mis le temps.
— On s’aimait, on était heureux, quand voilà que mon Michou s’est mis à pousser dans mon ventre, et puis Jacques a eu des ennuis et vous ne vouliez plus le voir.
— Hélas, soupirèrent les vieux parents.
— C’était la poisse, la pouille, la misère, la débine. Alors j’ai pensé à Baponot, je lui ai écrit bien gentiment mais de façon définitive et intelligible. Il m’a répondu qu’il cherchait un chimiste. Ça convenait tout ce qu’il y a de bien à Jacques, alors on s’est installé dans la petite ville où Baponot avait son usine. Jacques s’est mis à travailler sérieusement mais bientôt il a imaginé de fonder une troupe théâtrale je vous demande un peu !
— L’art dramatique ça ne l’a pourtant jamais beaucoup intéressé, dirent les vieux parents, pas plus que le cinéma, sauf quand il était tout petit, Jacques, pour aller voir les coboys.
— Toujours est-il qu’il rencontra trois pelés et deux tondus, des gamins et des petites traînées et qu’ils ont voulu faire les saltimbanques en jouant une pièce, je ne sais pas de qui, une connerie quelconque. Ça me faisait grincer des dents cette histoire-là. Comme s’il n’aurait pas été préférable pour lui de gratter à son labo pour devenir un Branleur ou un Pasty, un grand savant quoi.
— Vous avez cent fois raison, dirent les vieux parents, il serait peut-être célèbre à l’heure qu’il est.
— Et moi je devais rester à la maison à récurer le derrière de Michou et à torcher les casseroles. Merci ! Et par là-dessus un beau jour mon époux a disparu. Il est froidement parti avec une tournée de passage, comme ça, dans la nuit, la bouche en cœur, sans rien me dire. Bien vrai ! Ce n’était pas chic. Je trouve même ça salement infâme et drôlement saligaud. Depuis je ne l’ai jamais revu, je n’en ai même jamais entendu parler. J’ai travaillé en usine, depuis, mais voilà, il y a la crise[128], alors plus de boulot, alors j’ai pensé à vous, alors me voilà, moi et votre petit-fils.
— Bref, dit L’Aumône, vous seriez heureuse de vivre maintenant avec nous.
— Exact, dit Suzanne.
— Eh bien, dit L’Aumône, soyez la bienvenue ma fille. »
Sur ce, tout le monde se bécota.
« Mais c’est vrai au moins tout ce que vous nous racontez là ? » demanda L’Aumône.
Suzanne étendit le bras et lança un peu de salive sur le tapis.
« Notre fils, dit le père, qu’est-ce qu’il a bien pu devenir. »
La mère soupire. Elle tricote. Suzanne lit des romans policiers. Michou est distrait. Le journal donne les dernières nouvelles.
« Il est peut-être bien parti pour la colonie », suppose-t-on.
C’est une autre paire de bas, c’est un autre roman policier, c’est une autre distraction, c’est un autre journal.
« Est-il roi dans quelque île », se demande-t-on.
Michou fait des bonshommes tout noirs. Ils sont bien informes.
« Nous a-t-il délaissés pour un bord plus fertile[129] ? »
On soupire. Il faut attendre que l’hiver passe et puis ce qu’il y a de froid dans le printemps. Alors on lit on tricote on cause on court dans le jardin pas bien grand pourtant. La fabrique est à côté construite au temps de Thiers de Grévy au plus tard assez bonnasse patriarcale artisanale corporative. On y fait des flanelles pour les pauvres ruraux.
« Jamais il n’a songé à prendre ma succession. Ça ne l’a jamais intéressé. »
L’Aumône a fait visiter les ateliers à Suzanne, une fois. Suzanne s’est déclarée satisfaite mais n’a pas demandé à recommencer. Elle lit un autre roman policier. Mme L’Aumône tricote une autre paire de chaussettes.
« Papa est général en Chine, déclare Michou.
— Il aimait beaucoup la stratégie, dit L’Aumône. Il l’avait étudiée dans des livres spéciaux. Il faisait des plans et dessinait des rectangles qu’il coloriait ensuite de façons différentes d’après ce que c’était : des uhlans, des zouaves, des Gaulois ou la garde impériale. Il disait qu’il entrerait à l’École de guerre.
— Papa est le pape, prétend encore Michou.
— Sa première communion fut exemplaire. Il travaillait bien son latin pour lire plus tard son bréviaire. La confirmation l’avait enthousiasmé, surtout l’évêque. Ça ne m’aurait pas trop déplu qu’il entre dans les ordres bien que je préfère avoir un petit-fils. Pendant deux mois il ne parla que du séminaire. Puis il cessa d’y penser. Il devenait athée.
— Qu’est-ce que c’est que ça, pépé ? demande Michou.
— T’occupe donc pas », lui répond Suzanne sans lever les yeux.
Elle lit un autre roman policier. Mais Mme L’Aumône ne tricote pas toujours des chaussettes, parfois c’est un poulaud vert.
« Papa est pirate, dit Michou.
— Quand on est revenu de voir les transatlantiques au Havre il ne pensait plus qu’à une chose : la marine. Il dessinait tout le temps des bateaux et il apprenait à reconnaître les étoiles. Ensuite il préféra les ambassades.
— Un pirate a des trésors, dit Michou.
— Je ne me vois pas ambassadrice », dit Suzanne.
Le poulaud vert terminé un passe-montagne est mis en chantier bien que ce ne soit pas une nécessité absolue. Michou se sent une vocation d’ingénieur.
« Papa fait des inventions, annonce Michou.
— Il avait des idées. À dix ans il avait inventé une trappe à mouches, à douze une nouvelle méthode pour gonfler les pneus de bicyclette, à quatorze un moulin à distribuer les cartes à jouer.
— Rien de bien sérieux », dit Suzanne.
Quand l’automne arrive on se dit que Jacques n’est sans doute rien devenu du tout.
« Pourvu même qu’il ne soit pas allé au bagne », pense la famille.
Mais on ne s’exprime pas lorsque Michou se trouve là.
Et l’hiver va de nouveau recommencer. Non décidément Jacques L’Aumône n’est rien devenu pas même un escroc international pas même un assassin connu même pas un fripon célèbre. Il doit travailler obscurément dans quelque bureau dans quelque usine dans quelque ferme même sait-on. Serait-il, autre hypothèse, décédé ? Reposerait-il dans quelque lointain et perdu village sous une humble pierre dans l’étroit cimetière où l’écho nous répond tandis que le saule vert s’effeuille à l’automne et qu’à l’angle d’un vieux pont un mendiant chante sa chanson monotone et naïve ?
Avoir plaqué sa femme et son gosse lâchement, dit Suzanne, voilà son plus grand exploit.
— Il était d’un égoïsme féroce, dit le père tandis que les feuilles mortes s’entassent dans l’avenue.
— Tu exagères, tu exagères, dit Mme L’Aumône.
— Avoir laissé tomber sa femme ça s’excuse ce sont des choses qui arrivent mais abandonner son enfant : non !
Mme L’Aumône soupire.
On ne s’est jamais fait beaucoup d’illusions sur son compte. On ne s’en fait plus du tout. On s’abstient de tout commentaire devant Michou. On lui a offert des cubes dits géographiques, il est un peu jeune pour apprécier cette science la cartographie mais ça lui permet de voyager avec son père.
On continue qui son roman policier qui son tricot qui son mot croisé qui ses jeux et l’hiver vient petit à petit sautant de branche en branche de toit en toit glissant le long des gouttières sur les ruisseaux branches mortes toits gris gouttières éclatées ruisseaux gelés. Michou rentre de l’école avec son gros cartable, il déploie sa science sous la lampe tandis qu’auprès du mirus[130] ronflant se groupe le reste de la famille.
Il travaille bien Michou : aussi le voit-on premier en toute matière : arithmétique, dessin, hygiène sociale, calligraphie : toujours premier. Aussi a-t-il souvent droit au cinéma récompense. Il n’y va ni avec ses grands-parents qui méprisent le cintième art ni avec sa mère trop flemmarde ! Des Cigales l’y conduit. Ils commentent ensemble les productions qu’ils ont vues, ils apprécient les comédiens, ils jugent. Les journaux parlent de plus en plus d’un certain James Charity acteur américain d’origine française paraît-il et dont on prétend même jouer un de ces jours un film à Paris un film parlant le français bien qu’usiné dans les Ehus[131].
Dans le jardin après le déjeuner Suzanne lit un roman policier et Mme L’Aumône tricote et son époux somnole et Michou travaille il travaille bien Michou et des Cigales après avoir longuement concocté son deuil dans la retraite au point d’en avoir fait une sorte de caillot gluant qui parfois encore lui soulevait le cœur et lui remontait au gosier des Cigales maintenant quotidien visiteur des L’Aumône regarde par-dessus le journal de cinéma qu’il parcourt avec assez d’intérêt regarde les jambes de Suzanne car hélas hélas comme c’est pas compliqué Suzanne a pour lui de multiples charmes des cheveux au talon et du renforcé des bas de soie à la permanente platine.
« Eh eh voilà qui est curieux. »
C’est lui qui a parlé.
« Je vais vous lire ça. »
Il commence.
Alors les aiguilles se décroisent et le roman policier se ferme un doigt entre les pages comme signet et les leçons de choses sont abandonnées par un œil lassé des micas et des schistes.
« “ La propriété de James Charity, style Renaissance, au sommet d’une colline se trouve, un parc immense l’entoure. La puissante voiture du grand acteur qui est venue nous chercher à notre hôtel s’arrête enfin. James Charity nous attend devant la porte, entouré de ses secrétaires et de quelques domestiques. Après avoir traversé une vaste salle de billard, notre compatriote demeurant fort amateur de ce jeu qui est presque un sport, nous pénétrons dans un patio calme lieu dont ne trouble le silence, si c’est là troubler, qu’un jet d’eau mince et liquide. ”
— Faut-il être riche pour avoir tout ça, dit Suzanne.
— Attendez attendez ! le plus beau va venir tout à l’heure. Je continue.
« “ Nous nous installons autour de mint-juleps[132]. ”
— Qu’est c’est que ça ?
— Des fleurs ?
— Des coquillages ?
— Ils devraient expliquer les mots difficiles. Je continue : “Et nous commençons aussitôt notre labeur :
« “ – James Charity, vous êtes bien n’est-ce pas ? d’origine française, n’est-ce pas ?
« “ – Quasi parisienne même car né je fus en Rueil noble ville située près de Pontoise et non loin de Suresnes. ” Hein qu’est-ce que vous en pensez voilà où je voulais en venir : un compatriote.
— Pourtant, dit Mme L’Aumône, je ne connais pas de Charity autour de nous.
— Pourtant c’est écrit noir sur blanc. C’est un gars de Rueil comme moi. Je continue :
« “ – Vous fûtes sans doute en votre enfance quelque insupportable gamin ?
« “ – Non je crois. Je dirais bien un peu aimant la buissonnière école. Déjà, tant si jeune, j’assidûment fréquentais les salles obscures.
« “ – Se manifestait déjà, tant si jeune, votre vocation pour le ennième art ?
« ” – Oui certes sacrédié. Ah ! les cow-boys du muet, les vampires du tacite, les maxlinder du silencieux, les chariot de l’aphone, combien passionné fus-je de leur geste, épique en son genre, dirai-je. ”
— Il cause drôlement bien pour un Américain, dit Suzanne.
— Je ne vois que vous monsieur des Cigales pour s’exprimer aussi bien, dit Mme L’Aumône.
— Faut reconnaître que c’est bien tourné. Je continue.
« “ – Et sur votre famille, père et mère, frères et sœurs, quelques détails sans doute nous pourrez-vous fournir à notre et leur ou son, j’entends du public, bien qu’excusable, excessive curiosité ? n’est-ce pas ?
« “ – Rien ne cacherai-je de mes origines. Un père dans la chaussette, une mère insignifiante, point de frères, point de sœurs, voilà toute ma tribu pour laquelle gardai-je encore cependant toujours néanmoins une affection quelque. ”
— Je suis pourtant le seul bonnetier de Rueil que je sache ! s’écria L’Aumône. Je n’y comprends rien !
— Inconcevable, dit Mme L’Aumône.
— Attendez voir le plus curieux. “ – Et par ” c’est le publiciste[133] qui parle, “ et par de certes détourné chemin vous parvîntes à la cinématographie n’est-ce pas ?
« “ – Un détourné certes chemin : l’épithète est topique car le chemin passa par bien des métiers dont la chimie agronomique que quelque temps je pratiquai dans une modeste cité où peu oh très peu oui d’occasions à moi se présentaient pour permettre des miennes facultés et vocation le développement, artistiques.
« “ – Comment pûtes de ce bled vous en sortir ; dirai-je n’est-ce pas ?
« “– En me jetant dans le flux comédien qui coule en les routières veines de ma patrie natale sous forme de tournées, cirques et romanichels plus ou moins. L’un jour partis avec ambulante troupe et oncques mes oncles ne me revirent pas plus d’ailleurs supplémentairement femme enfants parents chiens veau vache et couvées. ”
— Que faut-il entraver dans tout ça ? demanda Suzanne.
— C’est un garçon dans le genre de Jacques, de notre Jacques à nous. Seulement lui est arrivé. Tandis que le nôtre… »
M. L’Aumône soupirant, sa femme fit de même. Suzanne les imita. Michou pudiquement baissa les yeux.
« Je continue, dit des Cigales au plus profond d’un creux silence. “ – Ainsi ” c’est le publiciste qui parle “ aviez-vous dirai-je pour ainsi dire un pied quelconque, droit ou gauche qu’importe, un pied enfin dans si je puis dire l’étrier n’est-ce pas ?
« “ – Tu parles. Mais j’étais alors assurément certes du compte loin. Mes débuts cinémagiques oh combien combien modestes ils furent. Figurant vulgaire voilà ce que consentis-je d’être bien que déjà je susse l’acteur grand que je devais être un jour, maintenant. ”
— Oh la barbe, dit Suzanne, il nous casse les pieds avec son jargon et qu’est-ce qu’il se croit pas ; il est puant.
— Je pensais que ça vous amuserait, dit des Cigales. La suite est pourtant intéressante. Il est allé chez les Indiens Borgeiros.
— Oh lis-nous ça Loufifi », dit Michou.
Lui il y est allé déjà des tas de fois chez les Indiens et pas seulement les Borgeiros mais aussi les Jivaros les Zunis les Comanches les Iroquois. Tout de même ce voyage de Pombal[134] à San Culebra del Porco l’impressionne. Quel homme que ce James Charity ! Quel héros ! Quel grand homme ! Quel acteur !
Le parlant français de James Charity petit ta petit peu ha peu za tout doucement fini par s’amener au Rueil Palace. Michou y entraîne des Cigales. Suzanne ne se décide pas. On commence par avaler les actualités, puis un documentaire sur la sardine, puis l’entracte avec ses eskimots-brique, et sa publicité, enfin ça y est, la Ramon Curnough Company[135] présente La Peau des rêves, avec James Charity et Lulu L’Aumône.
« Tiens, dit Michou, elle s’appelle L’Aumône. Comme moi. Comme papa. »
Des Cigales ne répond rien.
Le film commence. Ça se passe en France : pioupious en phalzar garance, messieux petits et nerveux à chapeau haut de forme et moustache, voitures de foin conduites par des charretiers en blouse[136]. Le premier cinéma : un hangar, des bancs, entre chaque bobine ça s’arrête, un phono pour faire le parlant. Des tas de gosses sont là, l’objectif distingue l’un d’eux, un de ses camarades lui crie « eh James ! » un autre « eh Charity ». On a compris : ce joli petit garçon brun bouclé c’est le futur grand acteur James Charity.
On projette un film de cow-boys avec William Hart[137]. Enthousiasme des mômes. L’un d’eux, c’est James Charity, se lève, monte sur la scène, entre dans l’écran. Il a grandi, il est devenu homme, il est habillé en cow-boy maintenant, il saute sur un cheval et le voilà qui galope. Poursuites, coups de revolver, jeunes filles blondes et bottées enlevées par des traîtres bruns et bottés, Indiens à plumes, morts violentes. L’action se termine. James embrasse l’héroïne sur la bouche, puis il sort de la toile, redescend de la scène et reprend sa place, de nouveau petit garçon[138].
« Je n’y comprends rien », dit Michou.
James grandit, toujours emporté par ses rêves. On le voit explorateur, inventeur, artiste, boxeur, voleur, il rêve, il rêve encore, à quoi cela le mène-t-il ? On voit poindre le nez des magistrats. Les spectateurs frémissent.
« On ne va pas le mettre en prison ? » demande Michou.
Des Cigales le fait taire.
Puis ce sont de nouveaux songes : il suit une troupe en province, roman comique[139]. Le hasard le mène aux premières figurations. On voit le bal des Poux où James joue le rôle d’un méchant garçon. Et ce sont d’autres films dans lesquels à des échelons divers on le voit apparaître, tantôt explorateur, tantôt inventeur, tantôt artiste, tantôt boxeur, tantôt voleur. Il va se promener chez les Borgeiros Indiens particulièrement sauvages. À San Culebra del Porco il rencontre une jeune actrice Lulu L’Aumône. Ils iront tous deux à Hollywood voir un peu ce qu’ils y peuvent faire. Et très vite c’est le succès la gloire les triomphes. James finit par épouser Lulu L’Aumône et tandis qu’il la baise sur la bouche il signe (de l’autre main) un contrat royal pour son parlant polyglotte La Peau des rêves.
C’est fini.
« C’était beau », dit Michou.
Rentré chez lui des Cigales fume une pipe en feuilletant ses poèmes. Il en lit un par-ci, un par-là. Il ne les trouve pas si mauvais, celui-ci par exemple qui aurait paru dans l’anthologie de Jacques L’Aumône si celle-ci avait jamais paru. Il soupire, il lance quelques bouffées de tabac vers le plafond. On sonne. Il va ouvrir. C’est Suzanne. Il l’embrasse.
« Alors ça t’a plu ce film ? » demande-t-elle.
Elle commence à se déshabiller.
« Beaucoup », dit des Cigales.
Il la regarde. Elle enlève ses bas.
« Quelque chose m’a paru curieux, reprit-il ; les acteurs ; des nouveaux, mais il m’a semblé les avoir déjà vus quelque part.
— On s’imagine parfois des choses, dit Suzanne en s’étendant sur le lit.
— Bien sûr, dit des Cigales. Bien sûr. »
Il range son manuscrit dans un tiroir qu’il ferme à clef. Il se dirige vers le plumard.
FIN
[1] C’est, selon le Petit Larousse, une « Ouverture naturelle, à maturité, d’un organe clos ». Queneau se plaît à évoquer des réalités peu ragoûtantes en employant des termes savants. Sur cette ouverture du roman, voir l’analyse de Jean-Marie Catonné dans Queneau, Pierre Belfond, 1992, p. 93.
[2] Formule caractéristique par sa construction (« C’est rien… ») et par le lexique (bath\ chouette, épatant) du parler familier des années 1940-19 50.
[3] Les brèmes désignent les cartes à jouer en argot. Plus bas (p. 74), « lames » renvoie aux cartes dans les jeux divinatoires comme le tarot. Dans son journal, Queneau avoue qu’il lui arrive de tirer les cartes (voir Journaux, p. 498 à 500, août 1940).
[4] Emprunt du « Quatrain » de François Villon.
[5] L’impératrice Joséphine séjourna au château de Malmaison après son divorce (1809).
[6] Pour la description de la crise d’« ontalgie », assimilable à une crise d’asthme, se reporter à la description de la crise de Daniel Chambernac dans Les Enfants du limon (OC II, p. 805-808). Rappelons que Raymond Queneau a subi ses premières crises d’asthme en 1923.
[7] Mots forgés en rapport avec « l’amour de l’être » (« Philontine ») et le Néant (« Néantine »).
[8] Pour cette scène de la piqûre, Queneau supprime, sur les premières épreuves, un grand nombre de virgules. Ce type d’indications est fréquent sur ce document. Sur la page de titre du dactylogramme corrigé, Queneau avait écrit : « Respecter l’orthographe et la ponctuation. »
[9] Les « Estranguillons », ou « Etranglion, é-tran-gli-yon, étranguil-lon, sorte d’étouffement des bestiaux », peut-on lire dans Étude sur le langage de la banlieue du Havre par l’abbé Camille Maze, Société havraise d’études diverses, Paris, Ernest Dumont, 1903.
[10] Le bois de Saint-Cucufa existe bel et bien dans les environs de Rueil. Tout au long du roman, la topographie et la toponymie de cette petite ville, comme celles de Paris, sont globalement exactes.
[11] Au chapitre vin, il sera dit « herboriste » et tiendra un commerce d’herboristerie comme il y en avait encore fréquemment sous ce nom à l’époque de l’écriture du roman.
[12] Certains rhétoriciens (voir, par exemple Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 1961) au contraire incluent ces répétitions et comptent quinze vers fixes.
[13] À la fin du chapitre 1, L’Aumône parlait du mariage du jeune Morelien avec Mlle Offroir. Il s’agit sans doute ici d’une erreur de Queneau : le nom de Mlle Nouzière est celui qui apparaît sur le manuscrit ; sur le dactylogramme, l’auteur a porté la rectification à sa première occurrence, mais pas à la deuxième.
[14] « Noyes » renvoie probablement aux Noailles (Marie-Laure et Charles de Noailles furent d’importants mécènes pour l’avant-garde dans les années 1920-1930), et « Broyes » au physicien Louis de Broglie (prononcer « Breuil »).
[15] Cette séquence du « secrétaire forcé » peut être mise en rapport avec la scène initiale des Faux-Monnayeurs de Gide.
[16] König : roi, en allemand.
[17] Pierre David, dans son Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau (Limoges, PULIM, 1994, p. 372-373), note que Roger Pastourel, membre du Parlement de Paris au XIVe siècle, a donné son nom à une rue du IIIe arrondissement de Paris et que Raymond Queneau s’est intéressé à cette rue dans le cadre de « Connaissez-vous Paris ? », la rubrique qu’il tint dans L’Intransigeant de i936 à 1938. La référence à la forme poétique de la pastourelle vient se superposer.
[18] Rappelons qu’à l’époque de l’enfance de Jacques (et de Queneau) tous les films muets étaient accompagnés au piano (ou par un orchestre).
[19] Néologisme qui pourrait être forgé sur « pimpant » et « pimprenelle ».
[20] Les Crimes des Borgia pourrait faire référence, selon P. David (Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau), à Lucrèce Borgia de Richard Oswald (1921) avec Liane Haid, Conrad Veidt, Albert Bassermann. P. David mentionne « quatre ou cinq films inspirés par le sujet entre 1919 et 1922 ».
[21] Le dogme de l’Infaillibilité pontificale a été proclamé par le concile du Vatican en 1870. Bien entendu, cette infaillibilité ne s’applique qu’à des questions théologiques.
[22] Jeu de mots entre « jazz » (souvent prononcé « jaz » et non « djaz » à l’époque) et « Jaz », la marque de réveils très répandus à partir des années 1920 et bien connus pour leur tic-tac insupportable.
[23] Si l’on regarde attentivement les corrections portées sur le dactylogramme, ce mot, énigmatique pour un instrument de musique (une sphynge est un monstre à corps de lionne – le plus souvent pourvu d’ailes – et à tête humaine), pourrait être lu « syringe » (forme féminine de syrinx, synonyme littéraire de la flûte de Pan).
[24] Artémidore d’Ephèse, dit de Daldis, est un auteur grec du 11e siècle connu pour une Clé des songes. La référence inviterait donc à trouver des « clés » pour interpréter les rêve (rie) s de Jacques.
[25] Les Ballets russes, fondés par Serge de Diaghilev, se sont produits pour la première fois à Paris, au théâtre du Châtelet, en mai-juin 1909, et connurent un immense succès. Igor Stravinski composa, pour les Ballets russes, L’Oiseau de feu, Pétrouchka et Le Sacre du printemps.
[26] Bicher : aller bien (comme on dit « Ça colle »), en argot parisien. – Mézigue : moi (argot).
[27] Concierge, en langage familier.
[28] Le Petit-Cardinal est un café situé encore aujourd’hui au carrefour de la rue Monge et de la rue du Cardinal-Lemoine, donc non loin de la bibliothèque Sainte-Geneviève
[29] À propos de Peau-de-Pou, P. David (Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau, p. 374) rappelle qu’Artémidore de Daldis (voir ici n. 24) avait étudié la relation poux-rêves, et avait prévu, dans sa Clé des songes, que « le songeur qui s’épouillera […] vaincra le sort contraire et triomphera des difficultés, qui s’opposent à son bonheur ».
[30] Sortes de massue dont on se sert pour l’entraînement dans les salles de gymnastique ou de boxe. Queneau a pratiqué quelque temps la boxe amateur en 1930.
[31] C’est le nom des festivités de la Saint-Glinglin dans Gueule de pierre (OC II, p. 276 et suiv. ; et Saint Glinglin, p. 226 et suiv.).
[32] Il n’est guère difficile de reconnaître les éditeurs Albin Michel, Bernard Grasset, Stock, Plon, Denoël et Gallimard.
[33] Le Madison Square Garden de New York est l’une des salles les plus célèbres accueillant les championnats du monde de boxe. Les triomphes de Jacques boxeur sont sans doute inspirés par ceux de Georges Carpentier, grand champion du début des années 1920.
[34] Trisser : courir vite (argot).
[35] Célèbre formule de Descartes : « Larvatus prodeo » (« Je m’avance masqué » ; préambule du Cogitationes privatae, 1619).
[36] L’anus, en argot.
[37] Tel est bien le texte original.
[38] Le « crac » que fait le pou écrasé peut renvoyer au « crack », terme hippique pour désigner un favori.
[39] « Bren » et « colombin » sont deux termes qui, en langage familier, désignent des excréments.
[40] Célèbre cirque parisien construit au pied de la butte Montmartre et que fréquentèrent de nombreux artistes, notamment Picasso. Il ferma ses portes en 1963.
[41] Grande bibliothèque parisienne, place du Panthéon, très fréquentée par les étudiants. Cette allusion est l’une des très rares marques textuelles (à ce stade du récit) renvoyant aux études de Jacques.
[42] Le tramway de Rueil est une ligne qui existait déjà en 1900 et qui reliait la porte Maillot à Paris et Saint-Germain-en-Laye. – Luna-Park est, sous le nom de l’Uni-Park, le cadre principal du roman Pierrot mon ami. Queneau se plaît à faire marcher Jacques dans les pas du héros de 1942.,
[43] Echo du célèbre vers de Hugo (voir Exercices de style, « Zoologique »).
[44] En héraldique les vannets sont des coquilles dont on voit l’intérieur ; dans une croix gringolée, les branches se terminent en têtes de serpents ; « coleté » se dit des animaux qui portent un collier ; « gueule » désigne la couleur rouge. – Les Kaer et les Thierri sont probablement des inventions de Queneau.
[45] Il existait, au début du siècle, une ligne régulière de bateaux reliant les Tuileries à Suresnes, via Billancourt, Meudon, Sèvres, Boulogne et Saint-Cloud. Cette séquence sur le bateau-mouche est l’un des grands moments « d’hébétude » de Jacques dans le roman. Elle fait écho au début de la séquence du tramway à la porte Maillot. Deux moyens de transport sont donc les vecteurs d’expériences oniriques.
[46] « Qui habite le soleil » ou « qui honore le soleil ».
[47] Sous, en argot.
[48] Cette phrase rapproche une nouvelle fois Jacques de Pierrot.
[49] Du latin pediculus, pou.
[50] Le nom de ce médicament pourrait se rapporter à la mitochondrie qui, en biologie, désigne un élément du cytoplasme se présentant sous forme de granule, de bâtonnet ou de filament dont le rôle est très actif dans tous les phénomènes de respiration. Rappelons que l’« ontalgie » est, organiquement, un étouffement.
[51] Allusion à une réaction de radioactivité. Un positon est une particule de très faible masse qui possède une petite charge positive. Cette particule est émise par des noyaux instables qui possèdent trop de protons. Ici, c’est le noyau de Bohr qui éjecte cette particule. Cette réaction permet de dégager de l’énergie (qui donne donc la « fougue » du positon).
[52] Reprise ironique d’une célèbre réplique de Ruy Blas de Victor Hugo, lorsque le héros éponyme salue ironiquement les « ministres intègres » (acte III, sc. 11).
[53] Voir Un rude hiver, OC II, p. 950
[54] Selon P. David (Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau, p. 157) ces deux sœurs Etienne renverraient « malicieusement à des duettistes de variétés, Odette et Louise Etienne, en vogue au milieu des années 1940 ».
[55] Le Gaurisankar est une montagne de l’Himalaya qui culmine à plus de 7 140 mètres. – Indianapolis (capitale de l’Indiana) est une ville des Etats-Unis où se trouve un célèbre circuit de courses automobiles.
[56] Mouiller son ardoise est une expression argotique pour « uriner ».
[57] Probablement une allusion à Docteur Jekyll et Miller Hyde de John S. Robertson (tourné en 1920) avec John Barrymore et Nita Naldi. Ce film a été vu par Queneau en avril 1922 (voir la liste des films vus par l’écrivain conservée au CDRQ de Verviers, class. 22). Trois ans avant Loin de Rueil sort le film plus connu, sur le même sujet, de Victor Fleming avec Spencer Tracy et Ingrid Bergman dans les principaux rôles (1941).
[58] En argot, ce sont les « pauvres types ».
[59] Tabarin est une salle de music-hall parisien où dansaient des femmes nues.
[60] Le motif de l’ambiguïté sexuelle et érotique de l’adolescente, susceptible d’être la proie des satyres, est récurrent dans l’œuvre de Queneau (voir par exemple Un rude hiver, OC II, p. 919, et Zazie dans le métro).
[61] Tel est le nom de la troupe de Molière.
[62] Le verbe anglais to snap peut signifier « interrompre brusquement », « demander brutalement le silence ».
[63] Le Phtirius (et non Phtyrius) pubis (le « pou du pubis ») est le nom savant du très trivial morpion.
[64] Nom donné à des concours de chant où les candidats malheureux étaient sortis de scène à l’aide d’un très grand crochet.
[65] Nom exagérément savant pour de la simple nourriture (la provende est un mélange concassé de grains et de fourrage haché) pour animaux. Le nom de cette provende, « Margaritas ante Porcos », est une plaisante reprise des paroles de l’Évangile (Matthieu, vu, 6), « [Ne jetez pas] des perles aux pourceaux » (ne pas parler à un sot de choses qu’il ne peut pas comprendre).
[66] Voir n. 4, (chap. 1). « Emprès Pontoise » se trouve également la petite ville de Saint-Ouen-l’Aumône qui aurait inspiré, si l’on en croit Alain Calame (« Les Enfants du limon et la constellation du Chien », Europe, n° 650-651, juin-juillet 1983), le nom du personnage principal. Il est vrai que, dans la séquence suivante, Jacques L’Aumône veut devenir un saint (veut être enduit – être « oint » – de sainteté).
[67] P. David, dans son Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau (p. 187 et 423), suggère que ces noms renvoient, pour Robertius au chanteur comique Georgius, et, pour Graxon, à Fragson, autre célèbre chanteur comique et sentimental de la Belle Époque.
[68] Danses à la mode dans les années 1910-1920 (la cachucha est une danse andalouse et la maxixe – prononcer « matchiche » – est une sorte de tango brésilien).
[69] L’Européen, Bobino et le Concert Pacra (pour celui-ci, jusqu’en 1962) sont trois music-halls parisiens.
[70] En 1961, Roger Pillaudin, dans son adaptation du roman pour la scène (voir la Notice, p. 1593, et n. 4 en bas de page), fera chanter ce poème des Ziaux (OC I, p. 5 6) par Camilla Magninez.
[71] La rue Fontaine (André Breton habitait au 42) et la place Blanche (avec ses cafés dont le Cyrano) sont des lieux fréquentés par les surréalistes.
[72] Cette situation de « jeune homme pauvre à Paris » (et désorienté intellectuellement) a été vécue deux fois par Queneau : pendant ses études à la Sorbonne (voir « Le Journal d’un jeune homme pauvre 1920-1927 » dans Journaux, p. 63-176), et à partir de 1929, après sa rupture avec les surréalistes.
[73] Le gambit est le nom d’un coup aux échecs qui consiste à sacrifier un pion ou une pièce en vue d’une attaque. Le début « fz-fs, hj-hs » n’est en tout cas pas répertorié parmi les débuts inventés par les grands maîtres.
[74] Le Centaure est une constellation australe, située au-dessous de la Vierge. Ses deux plus brillantes étoiles α et β Centauri font office de guides vers la Croix du Sud. L’étoile α Centauri, troisième étoile du ciel par sa luminosité, est le système stellaire le plus proche du Soleil.
[75] Queneau a suivi une analyse avec Adrien Borel pendant six ans
[76] Dans le manuscrit et le dactylogramme, Jacques L’Aumône devait commencer à avoir du succès à Hollywood en jouant un rôle dans La Ruée vers l’or de Chaplin.
[77] Ce cinéma au plafond étoilé pourrait être le Rex, sur les Grands Boulevards. – Le « bakerfix » est une marque de pommade plaquante pour les cheveux lancée par Joséphine Baker au moment du triomphe de la Revue Nègre.
[78] Agents de police, en argot.
[79] « Nom-valise » transparent construit à partir de Jean Giraudoux et de Jean Giono.
[80] Ancille est un latinisme pour « employée de maison ».
[81] Clodoaldien est l’adjectif formé sur le nom de la ville de Saint-Cloud.
[82] Cabaret parisien où se produisirent, par exemple, Maurice Chevalier ou Bourvil à leurs débuts.
[83] L’actuelle station Franklin-Roosevelt de la ligne 1 du métro parisien a porté, jusqu’à la fin de la guerre en 1945, le nom de Marbeuf.
[84] Personnages des Misérables de Victor Hugo (Mgr « Mirbel » s’appelle, en fait, Mgr Myriel). À propos de l’adaptation de ce roman à l’écran, P. David note dans son Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau (p. 217-218) que « la dernière version muette des Misérables, tournée en France, date de 1925 » et que « la première version parlante » est de 1933. Au moment de ses amours avec Dominique, et tandis que Jacques entreprend une carrière dans le cinéma, « on commençait à faire parler les écrans » (p. 161).
[85] Hospodars : princes vassaux du sultan turc. Le plus célèbre de la littérature française est sans doute le prince Mony Vibescu, héros du roman Les Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire. – Sar : titre dans l’empire babylonien. Ce titre a été revendiqué, à la fin du XIXe siècle, par le poète ésotérique Joséphin Péladan. – Louis Mandrin (1724-1755) : chef d’une bande de contrebandiers très populaire. D’où l’image du brigand bien-aimé.
[86] Apaches : pègre des faubourgs à la Belle Époque, rendus célèbres par l’affaire « Casque d’or » en 1902.
[87] Nom populaire pour Ménilmontant (cher à Maurice Chevalier, chanteur parisien ayant, lui aussi, brillamment réussi aux États-Unis).
[88] Le résiné désigne le vin rouge dans le langage populaire parisien. – La marmite, en argot, est celle qui fait vivre (est une « marmite » de subsides) son souteneur.
[89] Dans la maison d’arrêt centrale de Clairvaux (Aube) sont emprisonnées des personnes condamnées à de lourdes peines. – Foum-Tatahouine est située dans le grand Sud tunisien. C’était une ville de garnison au temps des Bat’d’Af (unités disciplinaires implantées en Afrique du Nord) et de la colonisation française. Ce « bled » est censé être la ville natale du fakir Crouïa-Bey dans Pierrot mon ami
[90] Carabin : étudiant en médecine ; la forme féminine est plus rare.
[91] Voir « Le Pêcheur », Les Temps mêlés, OC II, p. 1009.
[92] Mot d’argot pour bagarre.
[93] Clin d’œil à une réplique du Misanthrope de Molière (acte I, sc. 11).
[94] Ou plutôt rue Caulaincourt, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, qui descend vers le cimetière Montmartre. En 1926, la Société des Cinéromans avait ouvert des studios non loin de cette rue.
[95] Référence au principe d’incertitude (ou inégalité) d’Heisenberg. D’après ce principe de mécanique quantique, on ne peut connaître avec précision à la fois la position de la particule et sa vitesse (« quantité de mouvement »).
[96] Le boulevard Murat (XVIe arrondissement) est proche du Bois de Boulogne.
[97] L’Illustration est une célèbre publication dont la notoriété était déjà établie avant la guerre de 1914.
[98] Aristote dans sa Physique (II, 3-7) distinguait quatre types de cause : la cause formelle, la cause matérielle, la cause efficiente et la cause finale. C’est Malebranche qui a élaboré le concept de cause occasionnelle. Avec l’exaltation de Jacques « vers l’empire des idées pures », Queneau reprend le vocabulaire platonicien.
[99] Selon la plupart des historiens du cinéma, le premier film parlant serait Le Chanteur de jazz de 1927, d’Alan Crosland. L’acteur principal est Al Jolson. Il fredonne à plusieurs reprises et parle dans deux courtes séquences. Le reste du film est muet.
[100] Queneau écrit d’abord Valdoumègue, claire allusion à Jules Ladoumègue, célèbre coureur à pied des années 1920-1930, et corrige en Valmègue sur les premières épreuves.
[101] Jacques ne peut plus contrôler son discours de justification pseudo-religieuse (« apologétique ») dans le cadre d’une séduction quasi hystérique (« pithiatique »).
[102] Carl von Linné, naturaliste suédois du XVIIIe siècle, est connu pour sa classification des règnes animal et végétal.
[103] La mode des « bars américains » se développe pendant l’entre-deux-guerres. La mention de ce « bar de l’U. T. A. H. » confirme, quel que soit le sens exact de ce sigle, le glissement amorcé vers les États-Unis. Notons que le nom des Mormons (qui peuplent majoritairement l’Utah) n’est pas sans rapport phonique et orthographique avec le nom de Morsom, le mari de Dominique.
[104] Le toponyme, forgé par Queneau et à résonance hispanique et portugaise, est fortement sexualisé : outre la symbolique de la couleuvre et/ou du serpent (culebra en espagnol), le signifiant graphique et la prononciation française font apparaître un « cul » au milieu du nom.
[105] Le résumé qui précède le texte lors de la prépublication du roman dans Les lettres françaises (12 décembre 1944) évoque l’océan Pacifique (mais ce résumé a-t-il été rédigé ou contrôlé par Queneau ? – voir la Notice, p. 1583).
[106] La « clé » du personnage pourrait être Michel Leiris, ethnologue et auteur du recueil de poèmes Haut mal (1943). Rubiadzan est en effet sujet au haut mal
[107] Il est tentant de lire « Jack L’Aumône » dans ce sigle.
[108] La flasque, en français.
[109] Un air de « hot jazz » bien entendu. Le motif du jazz est important tout au long du chapitre.
[110] « Je le comprends mieux que je ne le parle. »
[111] La traduction littérale donnerait « Je suis monsieur Étions ». Estàbamos est la première personne du pluriel de l’imparfait de estar verbe espagnol qui signifie « être », et est employé lorsqu’on veut parler d’un état passager ; à distinguer du verbe ser, qui signifie aussi « être » mais est utilisé pour désigner l’essence de quelque chose ou de quelqu’un.
[112] « En verdad » est une traduction littérale du français « en vérité ». La formule est peu usitée en espagnol. De plus, Queneau aurait dû écrire « carajo » (carejo n’existe pas en espagnol), qui désigne, dans une langue populaire ou argotique, l’organe viril. La traduction donnée (« con ») n’est donc pas appropriée.
[113] Selon P. David (Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau, p. 436), Queneau aurait pu trouver cette idée des « commodités » fort pratiques pour continuer à traiter des affaires dans les Mémoires de Saint-Simon (avec l’exemple du duc de Vendôme très actif sur sa chaise percée).
[114] « Saint James Infirmary Blues » est un air très connu de jazz.
[115] Le vomito negro correspond à la fièvre jaune.
[116] Batteur dans une formation de jazz.
[117] Voir Saint Glinglin, p. 205.
[118] Voir Le Dimanche de la vie, p. 463 et suiv.
[119] Célèbre école privée pour l’apprentissage des langues étrangères fondée par Maximilien Berlitz en 1878.
[120] La référence à « vé-hache », V. H., Victor Hugo, est insistante depuis que Jacques a joué un petit rôle dans le film Les Misérables (voir P-153)
[121] Le motif des fossoyeurs, inspiré de la célèbre séquence d’Hamlet, est récurrent dans l’œuvre de Queneau. De même les scènes d’enterrement. Voir Un rude hiver., OC II, p. 989 ; et aussi Le Dimanche de la vie, p. 443.
[122] Le discours d’Offroir sur la conservation des corps inhumés est scientifiquement exact. Le froid, en effet, ralentit ou annule le développement des larves. – Les références à Victor Hugo se poursuivent avec ces « travailleurs de la mort » qui renvoient, par approximation phonique, aux Travailleurs de la mer.
[123] Queneau reprend ici fidèlement, et pour l’essentiel, les études de Jean-Pierre Mégnin (1828-1905) qui avait analysé la décomposition des cadavres. Dans un ouvrage publié en 1894, La Faune des cadavres, il définit huit « vagues » de colonisation par les insectes nécrophages ou nécrophiles (diptères, coléoptères, acariens) se nourrissant des nécrophages. Ces « ptites bêtes » entrent en action par « escouades » successives, correspondant à diverses phases de fermentation, qui peuvent être datées. D’où leur intérêt pour la médecine légale ; la curiosité scientifique de Queneau, par ailleurs amateur de romans policiers, explique sans doute que cet ouvrage de Mégnin figure dans la liste de ses lectures établie par F. Géhéniau (voir Queneau analphabète, vol. II, p. 667, avril 1930).
[124] Selon Anne Clancier (« La Question du père dans Loin de Rueil »), le personnage d’Offroir renverrait à la famille d’Armand Salacrou. Le père de l’écrivain havrais avait « invent [é] dans les années 30 “ un médicament contre les poux ” » (repris par P. David, Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau, p. 361).
[125] Chapeau, en argot.
[126] Tobler et Suchard : deux marques très connues de chocolat.
[127] Souteneur (argot).
[128] Allusion évidente à la crise de 1929, qui toucha la France à partir de 1931.
[129] Jean-Pierre Longre (voir le Choix bibliographique, p. 1610) a déjà remarqué la référence directe à « Oceano Nox » de Victor Hugo. De même plus loin, p. 190, à partir de « sous une humble pierre… ».
[130] Mirus est une marque de poêle.
[131] Nom formé à partir des deux sigles français et anglais : E. U. (pour États-Unis) et U. S. (pour United states).
[132] Mint-juleps : boissons (américaines) sucrées à la menthe.
[133] Le publicité désigne encore, à l’époque où le roman paraît, le journaliste en général.
[134] Les Zunis sont un groupe d’Amérindiens vivant au Nouveau-Mexique. On ne peut exclure que le romancier ait voulu jouer également avec le « z » de la liaison orale dans « Etats Zunis ». – Pombal est une petite ville du nord-est du Brésil située dans l’État de Paraiba. Si San Culebra del Porco es tun port sur l’océan Pacifique, Jacques a entièrement traversé l’Amérique du Sud d’est en ouest.
[135] Jusqu’aux épreuves, c’est la « R. A. Q. Company » (manuscrit) puis la « R. Q. Company » (dactylogramme corrigé) : le nom définitif de la société de production ne gomme toutefois pas toute référence à l’auteur.
[136] Références à la France d’avant la guerre de 1914.
[137] William S. Hart (1870-1946) fut un acteur, producteur et réalisateur américain, et l’une des premières grandes vedettes du western, notamment grâce aux films réalisés par la société de production Triangle.
[138] Exemple de ce qu’on appelle une « métalepse » (transgression des niveaux narratifs, non-respect des séparations entre le monde réel et le monde fictionnel). Le procédé a, bien entendu, été utilisé au cinéma. P. David (Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau) cite une séquence de Sherlock Junior, réalisé et interprété par Butter Keaton en 1924, où le héros entre dans l’écran puis en sort (Queneau aurait vu ce film au cinéma Lutetia à Paris en 1925).
[139] Le Roman comique (1651 -1657) de Scarron raconte l’aventure d’une troupe de comédiens ambulants.